Entretien avec Loan Diaz pour Poetisthme
Octobre 2022
Loan Diaz : « Profession », « métier », « travail », « activité», « emploi » ... Les termes ne manquent pas pour qualifier ce qui est souvent le centre de notre vie, par sa présence ou son absence. Pourtant, malgré cette prolifération de mots, il semble complexe de fixer précisément ce que serait « travailler » tant cela varie selon le rapport que chacun·e entretient avec cet acte. Est-ce pour cela que tu as eu envie d’entamer une recherche autour du «travail» ?
Margot Bernard : Le travail est un axe autour duquel nos vies gravitent, même sans activité rémunératrice. Prendre soin de nos relations — amicales, amoureuses, familiales, c’est du travail. Le bois travaille, nos muscles travaillent, les fourmis travaillent. C’est une tension, une transformation, il n'est pas forcément intéressé ; je le pense comme une métamorphose plutôt qu'un effort. Chez les artistes, le travail a un goût particulier. Les modes de rémunérations fonctionnent par contrebalances de frais, satisfactions des besoins ou systèmes de compétitions plutôt que par un salaire qui valide un travail. Ce fonctionnement implique une précarité évidente ; il faut produire pour vivre, la pause et le temps libre sont des luxes, c’est le problème que nous avons éprouvé pendant les confinements notamment. Pas de production = pas de revenu, point barre.
Je m'intéresse au travail tant par la place qu'il prend dans ma vie que pour en comprendre le sens. Je viens d’une famille de bosseurs, je les ai toujours connu travailler franchement dur mais ils adoraient ça. Je ne crois pas au travail comme fonction sociale essentielle, beaucoup de personnes décident d’en sortir ou n’arrivent pas à y entrer, en sont malheureux·es ou frustré·es, mais plutôt comme outil de réflexion sur notre manière d’occuper nos vies, vers une forme d’existentialisme.
Avant de parler du travail des autres, parlons du tien. As-tu une « méthode » qui guide tes divers travaux ?
J’ai pu inscrire mon travail artistique dans ce qu’on nomme l’esthétique relationnelle. Je m’en détache aujourd'hui, même si elle a pu guider le début de ma pratique. Elle fonctionne en deux temps : un temps d’enquête, souvent par de l’écriture collective ou de la captation sonore, puis un second temps de restitution où ces matières sociales ont été analysées, une forme leur a été donnée : un banquet, un texte, un livre, une fête, une lecture, un jeu. J’essaye me détacher un peu de l’objet, du matériau et de l’image pour tendre vers la relation comme œuvre.
L’écriture et le son ont en tout cas une place centrale dans ma pratique. Les formes que je leur donne varient d’une intention à l’autre. C’est une sorte de méthodologie qui s’est jetée dans mes pattes et qui me plaît ! Ça m’amuse de sortir de l’objet figé, de l’exposition, de ne pas répondre à des attentes esthétiques, au fait d’être une artiste « efficace ».
Tu m’as dit être attachée à rendre le travail « existentiel », qu’entends-tu par-là ?
J’imagine le travail comme une veste. J’imagine le travail comme inerte, comme un outil. Chacun·e d’entre occupe son travail, joue son rôle de façon différente et c’est ce qui en fait une ressource existentielle. Rendre le travail existentiel, c’est l’habiter sans s’exploiter. Avoir un travail n’est pas avoir un métier et inversement.
Il est depuis longtemps vu comme un mal obligatoire, d’où les courts-circuits sociaux que nous connaissons aujourd’hui. Qu’il s’agisse de privatisations continuelles ou de baisse des droits des travailleur·euses les plus précaires (réduction des allocations en pleine inflation, vote sur la réforme des retraites en plein milieu de la nuit, précarité des secteurs du soin), le travail est une tâche plutôt qu’un rôle quand il devrait être l’inverse — rendu existentiel par notre façon de lui donner un sens.
Je crois savoir que tu es impliquée dans l’expérience de la Sécurité Sociale des Artistes Auteurs, peux-tu la présenter ?
La Sécurité Sociale des Artistes-Auteurs est simplement le régime social dans lequel les artistes plasticien·nes et les auteur·ices s’inscrivent. Elle se complète de l’URSSAF Limousin, des prestations sociales telles que l’assurance maladie, de la CAF et du RSA et comptabilise 1,7 sur 5 étoiles sur Google.
Ce qui m’intéresse, c’est à la fois de comprendre le fonctionnement de ces prestations sociales mais surtout pourquoi elles ne suffisent plus et sont obsolètes quant à l’évolution du mode de travail des artistes-auteurs. L’artiste n’a pas de salaire. Il est rémunéré en droit d’auteur, honoraires ou par la vente de ses œuvres. 50% pour la galerie s’il en a une, 20% pour l’Urssaf, le reste pour ses charges et si possible pour le projet suivant. La commande, l’appel à projet, le salon, la foire, le fameux 1% artistique, l’artiste occupe la place qu’on lui autorise dans ces espaces qui lui sont consacrés et d’où il ne faudrait pas trop dépasser — institutions, galeries, vitrines, ronds-points, baux précaires, friches, squats en attente de démolition ... Et ce sont des institutions installés depuis souvent plusieurs siècles ou complètement précaires, il n'y a pas de juste milieu ! La place de l’artiste est très en retard sur la manière dont la société mute.
L’idéal serait de rassembler les travailleur·euses de l’art dans un régime de Sécurité Sociale de la Culture, avec une intermittence ou un salaire à vie en y baissant les seuils d’entrée. Une sorte de régime à mi-chemin entre l’intermittence et le revenu universel, qui ne serait plus une affaire d’inité·es mais un objet social et politique. Si l’artiste prenait une place au sein des prises de décisions politiques, s’il pouvait s’immiscer dans les instances économiques, sociales, éducatives, si les régimes sociaux englobaient les métiers des travailleur·euses de la culture dans leur ensemble, peut-être gagnerons-nous en force collective ?
L’intermittent·e a l’habitude de se syndicaliser, de travailler en équipe à l’inverse de l’artiste à la réputation historiquement solitaire. Mais les liens se font de plus en plus forts entre nous et rien n’est fait pour mutualiser nos droits. Danseur·euses, écrivain·es, poètes, scénographes, metteur·euses en scène, curateur·ices, plasticien·nes, réalisateur·ices, musicien·nes, régisseur·euses, monteur·euses, machinistes, traducteur·ices, très honnêtement je ne comprends même pas pourquoi on les divise encore en deux régimes différents.
« Salaire », « rémunération », « revenu », la bataille économique se joue souvent sur le terrain de la sémantique. Y- a-t-il un terme plus propice qu’un autre pour reconnaître et définir la valeur du travail artistique et ainsi faire de l’artiste un.e travailleur.euse de plein droit ?
J’aime bien revenir aux racines étymologiques des mots. Le salaire vient de sal, le sel, le solde des troupes romaines étant versée en sel. Il est la somme d’argent perçue en échange d’un travail (disons bien ou service). Le revenu est un ensemble de ressources (salaire, allocation, pension, rente, on peut avoir un revenu sans travailler) et la rémunération vient de la récompense, du don en retour. C’est un ensemble d’avantages qui ne sont pas nécessairement monétisés, il y a cette notion d’échange, de service rendu.
Le salaire est essentiel, car il permet une assise financière régulière. Mais il n’est pas appliqué au travail artistique, c’est bien le problème : la plupart des artistes cumulent leurs entrées d’argent en multipliant les activités, ce qui laisse franchement peu de temps et d’énergie pour se consacrer à l’essentiel.
La rémunération, c’est autre chose. Elle n’a pas nécessairement de valeur monétaire. Elle peut être matérielle ou intellectuelle : bourse de recherche, résidence, c’est aussi la fameuse histoire de l‘artiste payé·e en visibilité. Quelle serait la qualité des œuvres si chaque artiste et travailleur·euse de l’art bénéficiait d’une sécurité financière ? De plus en plus de grand·es penseur·euses ou de plus en plus de croûtes sur les murs ?
La valeur du travail artistique est souvent versée en rémunération : avantages, logement lors d’une résidence, défraiement, pré-achat de matériaux... et non en salaire, c’est l’une des origines de la précarité de l’artiste, qu’il soit mondialement connu ou en sortie d’école. Pour que les artistes soient considéré·es comme travailleur·euses, il leur faut un salaire minimum, en plus de leurs différents types de rémunérations actuelles. Être payé à la restitution d’une œuvre, ce n’est pas du salaire.
Est-ce que je paye mon médecin une fois que je suis guérie ? C’est pas un hold-up, c’est une question de droit, non ?
Le rapport au travail des artistes et par extension le rapport entre art et rémunération passe souvent pour un serpent de mer. N’y aurait-il pas des ponts à bâtir, des chaussées à tracer pour faire converger cette revendication avec celles d’autres professions et ainsi résister à la chaîne ?
L’artiste a un statut particulier, il est précarisé et célébré à la fois. Une grande partie de son travail est invisibilisé par le système qui le rémunère, un peu comme les enseignant·es d’ailleurs — le temps de recherche, l’investissement psychologique, la charge mentale demandée ne sont pas pris en compte sur leurs fiches de paie ni dans leurs conditions de travail. Le travail artistique nécessite un temps long de recherche pendant lequel il ne touche rien, sauf peut-être un salaire à mi-temps qui lui tient la jambe.
Ce lien entre temps et rémunération est fondamental dans la bataille autour du travail, quel qu’il soit. Je suis bien plus productive en ne travaillant pas à côté, parce que j’ai l’occasion de penser et de proposer un projet de qualité. Être bloquée entre le besoin d’argent et l’envie de faire, c’est le sentiment frustrant que beaucoup trop d’entre nous connaissent. C’est une question d’équilibre, je me donne les moyens de pouvoir jongler entre les deux mais ça va un temps.
Il y a en effet des combats communs entre les travailleur·euses de l’art et beaucoup d’autres professions. On voit le système éducatif et hospitalier se faire privatiser de tous les côtés (corps médical et enseignant), le télétravail qui isole (secteur administratif), le temps de travail non rémunéré (personnes au foyer), et c’est drôle, ce sont souvent des secteurs identifiés comme féminins. C’est le lot de la plupart des travailleurs, il faut mutualiser ces luttes sociales et se politiser, comprendre d’où vient l’argent et ne pas avoir peur d’en demander.
La Sécurité Sociale de la Culture, la hausse du SMIC, le plafond des hauts salaires, les taxes sur les superprofits sont des luttes importantes et reliées entre-elles. Les intérêts privés tétanisent les décisions publiques, ce qui court-circuite complètement notre modèle politique — qui n’est définitivement plus démocratique — et par conséquent notre rapport au travail. On peut toujours boycotter ou pirater mais ça restera du bricolage.
Les Beaux-arts apparaissent encore souvent comme une institution emblématique d’un art peu accessible voire d’une « bulle hermétique ». Or, ton travail prouve tout le contraire. Est-il important pour toi de rester pleinement ancrée dans la société, de créer en étant de plein pied dans le quotidien, afin de décloisonner le rapport du public au monde artistique ?
Tout est fluctuant. Bien sûr, les Beaux-Arts ont ce poids, cet académisme qui lui colle à la peau, cette injonction à former des jeunes artistes s'inscrivant dans un marché, mais beaucoup d’entre nous ont une pratique et une volonté qui s’en détache de plus en plus !
Qu’il s’agisse de liens avec l’art vivant, les sciences sociales et politiques, les études de genre, le cinéma, la musique, la narration, il est évident que les pratiques des jeunes artistes se diffusent dans les problématiques quotidiennes. Mais je trouve que l’éducation à l’art reste plutôt inchangée depuis des décennies : il s’agit toujours de remplir un espace (la galerie, musée, lieu d’art) d’objets (les œuvres). Ce rapport au remplissage me questionne de plus en plus. Je trouve important de poser la question à l’envers.
Pierre Huyghe a dit « nous sommes exposé·es aux choses dans notre quotidien, les choses ne nous sont pas exposées ».
Je trouve essentiel de sortir l’art des lieux où il est attendu, autorisé, et l’écrire avec celles et ceux qui n’en ont pas l’habitude. L’œuvre contemporaine est souvent vécue comme indisponible, un objet devant lequel on passe, on prend juste le cartel en photo au cas-où. Construire une œuvre pour un public est une chose, mais avec un public en est une autre. Non seulement parce que la forme, la finalité de l’œuvre ne dépend que de lui — le spectateur devient acteur — mais surtout parce qu’il m’aide à déplacer mon propos, l’idée évolue grâce au collectif, à l’addition de plusieurs cerveaux et je trouve ça un peu magique ! L’œuvre devient une sorte de méta-objet, une surface relationnelle dont je n’ai pas le contrôle absolu, simplement la proposition de départ. J’essaye d’emprunter la veste de l’anthropologue en proposant un art de l’enquête, du témoignage, en amenant le spectateur à poser un regard critique sur lui-même et sur le monde.
Nous n’avons pas vraiment de mal à nous figurer ce que l’art peut comporter de recherche. En revanche, il est moins clair que la recherche puisse être un art. Je te pose donc la question : la recherche peut-elle être artistique ?
La recherche constitue presque 50% de ma production, alors j’espère que oui ! Tout dépend de son type, elle sert à la fois de béquille, de documentation, d’assise intellectuelle et d’espace d’investigation. C’est ce qui me plaît, c’est cette navigation à vue, le fait de ne pas visualiser ni anticiper un résultat. Ce que je trouve assez merveilleux dans la recherche, c’est qu’on n’a absolument aucune ambition de « trouver ». Elle est aussi un de mes outils. Cette méthodologie de l’enquête et de l’analyse peut être considérée comme de la recherche puisqu’elle est une trame de fond, une fondation sur laquelle la proposition artistique peut se construire. C’est un travail en deux temps mais je ne les dissocie pas, le temps d’enquête est fondamentalement artistique.
Beaucoup d’artistes ont une démarche de chercheur·euses (Thomas Hirschhorn, Marie Preston, Juliette Georges, l’Ecole Temporaire de Gonzales-Foerster, Huyghe et Parreno) et beaucoup de chercheur·euses ont une démarche d’artiste (Anne Dufourmentelle, Jean-Yves Jouannais, Tim Ingold, Yona Friedman, Carol Giligan entre autres). Ces deux langages tendent à proposer des réponses à des questions sur le monde. Je dirais que seule la matérialité, la forme les distingue. Est-ce que la volonté de sortir de l’objet nous ferait sortir de l’art ? En tout cas, ça me fait très plaisir de penser l’art hors de l’objet.
Quelle liberté créative peut-on s’autoriser dans un tel cadre ?
J’ai récemment vu une pièce de théâtre, L’Amour de l’art de Stéphanie Aflalo — une sorte de conférence performée, un pamphlet très drôle — qui posait la question de la réception de l’œuvre, de la sur-analyse et à contrario de l’œuvre hermétique à son public. Le fait de détacher l’œuvre de l’objet aide, je pense, à connecter l’art à la vie. L’art est vaporeux, il existe aussi autre part que dans la technique et la représentation. L’œuvre peut être présente dans le temps, dans un moment (un repas, une fête), dans l’espace (un déplacement, un voyage), dans la rencontre, la recherche et l’enquête qui peuvent prendre toutes sortes de formes (écrit, audio, documentation, film) ou tout simplement ne pas en avoir, et c'est très bien comme ça. Même si je suis évidemment attachée à l’objet, je trouve ça très beau une recherche sans forme, ça ouvre vers une possible humilité nécessaire.
Si j’entends bien ta démarche, l’exposition et l’œuvre doivent susciter la conversation, faire des spectateurs des compagnons de route, des co-créateurs, et des admirateurs passifs. Dirais-tu que tes travaux mêlent l’approche sociologique à la performance, entendue comme une interaction directe avec le public et une déprise de l’artiste sur le résultat final ?
Je n’aurais pas dit mieux moi-même.
La performance est un outil que je commence tout juste à apprivoiser, tant du côté de la mise en scène que de l’interprétation. Elle se nourrit aujourd’hui des histoires, enregistrements et écrits que je recueille et permet une sorte de digestion d’information, une restitution, une œuvre comme moment.
Comme tu l’as compris, je m’intéresse à l’enquête, à l’archive, à la pédagogie, à la résistance comme manières de faire de l’art. Le médium épouse le sujet.
J’ai fouillé les archives de famille avec ma grand-mère après la mort de mon père et on en a fait un film, un livre et une bande-son. J’ai écrit à mes voisins pendant deux ans à partir du premier confinement, on en a fait un podcast et un livre.
J’ai posé des questions, on en a fait un banquet. J’ai enregistré 1000 conversations, on en a fait une pièce.
Même si la source de ces projets est de ma propre initiative, aucun n’aurait été possible sans le travail commun, les moments d’échange, de jeu, de quête, c’est ma matière première. La place de la communauté peut être le sujet ou bien le médium, parfois les deux. Je ne les considère pas comme des co-productions (ce sont bel et bien mes œuvres), mais l’interaction est toujours au centre.
Sur le rapport au travail, j’ai toujours quelques formulaires dans mon sac ou mes poches et je donne des « devoirs à faire » à celles et ceux que je croise. Ça devient un réflexe. Et puis au moment de tout lire, c’est un peu Noël, j’ai des centaines de formulaires remplis de réponses formidables. Je me glisse dans la peau d’une psy-prof-génératrice-de-statistiques-enquêtrice-de-satisfaction et j’adore ça.
Cela m’amène à aborder un autre pan de tes travaux: la conversation, la circulation de la parole qu’elle soit verbale ou non-verbale. Peux-tu, justement, nous en parler ?
Elle occupe la majeure partie de mes travaux depuis plus d’un an, et c’est un puits sans fond. La conversation signifie d’ailleurs « vivre ensemble », et n’implique donc pas nécessairement la parole.
J’ai voulu traiter à la fois du fond et de la forme. D’abord de ce partage de la parole (qui parle, quand ?), de la place du silence, de l’écoute active, la ponctuation oralisée, (le rythme, le geste), les marqueurs discursifs. Et puis de l’inscription de ces conversations dans une histoire plus large ; de faire entrer l’anecdote dans la grande Histoire.
J’ai analysé plusieurs dizaines de conversations enregistrées au fil des années, en les sélectionnant en fonction des rapports sociaux qui s’y opèrent ; liens hiérarchiques, différences de générations, de langues maternelles, avis divergents, accents régionaux, sobriétés relatives...
J’ai retranscrit de l’oral à l’écrit les conversations qui m’intéressaient, et les ai analysées en trois temps : les marqueurs discursifs (l’oralité, ce qui rend une conversation fluide : "et donc, alors, genre, grave, en mode, tu vois, voilà"), la ponctuation et les mots-clés. Sortis de leur contexte, ces trois ingrédients ont pris une indépendance poétique et vivante assez incroyable, ce qui a mené à l’écriture très simple d’une performance pour trois interprètes. Deux performeuses se partageaient le contenu verbal d’une histoire et un troisième, par le geste, prenait en charge le rythme, le partage de la parole (niveau sonore, temps de pause, proche du chef d’orchestre).
Dans un second temps, je cherchais justement à relier le fait de se parler, de raconter des histoires, de vivre ensemble une conversation à autre chose que les mots. Je cherchais des éléments vecteurs d’anecdotes, autour desquels la discussion découle comme résultat naturel ; c’est là qu’est née l’idée évidente du banquet, ça tombe bien, on en voit partout en ce moment, j'espère que ça continuera !
Je pense que depuis nos retrouvailles post- pandémie, tout le monde a eu envie (à raison) de se retrouver autour de grandes tables pour manger et boire des coups. J’ai donc rassemblé quelques bonnes bouteilles produites par des copains vignerons, on a cuisiné pendant 3 jours, on a fait du pain entre potes et ça a fait beaucoup de bien à tout le monde. Autour de ces grandes tables, j’ai vu deux copains se réconcilier, j’ai vu plein de déclarations d’affection complètement adorables et surtout Marius, mon petit cousin, partager une assiette avec le directeur des études de l'école.
C’est ce que je trouve essentiel dans la conversation, créer des situations où s’abolissent les normes habituelles et les rôles hiérarchiques. Un enfant peut être bien plus lucide qu’un adulte si on lui laisse la place de s’exprimer, le silence peut être bien plus puissant qu’une tirade interminable, on peut converser avec des gestes, bien s'exprimer n’est pas nécessairement bien parler. C’est une question d’attention.
Le champ est vaste, mais de ce que tu as déjà pu entreprendre et constater, comment (se) parle-t-on ? Comment nos conversations (soliloques, anecdotes, discours, bonjour – au revoir, injonctions diverses, etc.) se tissent en des récits qui sont, finalement, la maille de notre vie ?
Depuis le début de cette étude, je relativise sur la place de la parole et reconsidère l’importance de l’écoute ; à la fois l’écoute de la voix des autres, et de nos voix internes. J’ai appris à définir ces strates d’expression en me penchant sur quelques neurolinguistes, comme Hélène Loevenbruck qui a concrétisé quelques échelles de langage ; l’endophasie (la voix dans nos têtes), l’idiolecte (notre voix propre) et le sociolecte (l’adaptation de notre voix à nos interlocuteur·ices). Apprendre à apprivoiser sa voix propre, dans les deux sens du terme, à la fois son timbre et son opinion, est une sacrée clé sociale.
Le savoir écouter complète le savoir parler , même si l'écoute ne fait pas partie de notre éducation.
On nous apprend à bien parler, mais pas à bien écouter.
Je pense que c’est un gros manque dans nos vies sociales, et la conversation est cet apprentissage complet qui réunit écoute et parole à parts plus ou moins égales. Il s’agit d’un aller-retour constant entre ce qui est visible, audible et ce qui ne l’est
pas, entre l’écriture, l’oralité et l’écoute. La conversation est à différencier de la discussion.
Ce qu'il est intéressant de noter, c’est la manière dont les conversations marquent ou non notre mémoire. Il y a des grosses disputes, des déclarations d’amour incroyables, des grandes négociations dont je n’ai absolument aucun souvenir formel. Je me souviens du lieu, de la personne, du contexte, mais aucune idée des mots qui ont été dits. A contrario, je suis capable de me souvenir d’une blague ultra- pourrie racontée il y a deux ans ou d’un détail d’une recette de cuisine apprise par ma grand-mère quand j’étais petite. La manière dont notre cerveau efface ce qui peut être important ou se souvient précisément d’une formulation, d’une tournure de phrase, me fascine un peu.
J’aime simplement témoigner de la manière dont on raconte des histoires, fictives ou non. La fiction a une place particulière dans nos échanges, on a tous et toutes tendance à extrapoler, exagérer, mentir, ajouter des péripéties pour rendre le quotidien un peu plus incroyable, et je vois ça comme une très bonne chose !
Souhaites-tu nous partager tes inspirations qu’elles soient artistiques, scientifiques ou tout simplement humaines ? Des références à aller lire, écouter ou regarder ?
Je t’invite à te pencher sur les pièces et la banque sonore en ligne de l’Encyclopédie de la Parole, qui fait un travail d’archive et de classement assez incroyable. J’ai découvert il y a quelques années le travail de la metteuse en scène Fanny de Chaillé, qui joue à écrire des histoires dans des histoires dans des histoires, c’est fin et toujours très drôle. Il y a les livres d’Anne Dufourmentelle, Alice Zeniter et Annie Ernaux que j'aime relire. Un de mes profs m’a conseillé un super documentaire sur les artistes femmes pionnières de la musique électronique depuis les années 30, Sisters with Transistors. J’invite chacun·e à écouter les albums de Kae Tempest. Je conseille évidemment l’essai Notre condition d’Aurélien Catin pour celles et ceux que le salaire aux artistes intéresse. Et puis lire la bande-dessinée Georges Clooney de Philippe Valette, juste parce que c'est l'une des plus drôles du monde.